Nos sens ont tendance à faire vivre l’obscurité. À l’animer de choses qui n’ont d’existence que dans l’imperfection de notre perception mais dont notre esprit s’empare immédiatement pour les rendre vivantes, pour faire du sombre le refuge d’inquiétants remous. Quelles sont ces formes que nous croyons apercevoir ? D’où nous viennent ces visions ancestrales de créatures fantastiques et troubles dans la périphérie du visible ?
Ces apparitions ne sont à aucun endroit aussi vivaces que dans la forêt. Les étendues silencieuses nous fascinent ; celle de la nuit, du brouillard, du désert, celle de la forêt. Cette cohérente monotonie que revêt le monde à ces endroits appelle l’imaginaire à peupler les distances de mythes, de monstres, d’esprits, de sens.
Nous sommes alors confrontés comme à un miroir. Face au silence de l’étendue, un vertige nous prend. La survivance en nous des questions primitives de l’origine et du sens surgit et sa persistance n’a d’égal que l’absence obstinée de réponse. Mais voilà malgré tout notre esprit lancé au devant de l’immensité essayant vainement de faire coïncider la perception et le fantasme, le mythe et le réel, l’origine, l’ici, le maintenant et le lointain.
Aussi profonde soit et devienne la trace de l’homme en la nature, il s’agit ici de la trace indélébile, inconsolable, indomptable de la nature en nous. La constante confrontation de notre minuscule finitude à l’infinitude, de l’inexorabilité de notre ici face à l’ailleurs invaincu, repoussant toujours ses frontières hors d’atteinte.
C’est dans cet interstice que l’étrange survit. Que les forêts seront pour toujours peuplées d’irrationnel, que l’ombre sera toujours la tanière du fantastique. Et aussi fort pourrons-nous nous répéter que rien n’existe dans ces zones troubles, nos sens nous y ferons encore percevoir d’obscures pulsations avec une vivacité inchangée.
Mais loin d’être une nuisance, une faiblesse, ces flous aux frontières du visible et de l’intelligible sont en réalité un besoin, une respiration. Tout à la fois produits de nos sensations et du monde qui nous entoure. Tout à la fois notre empreinte en lui, que la sienne en nous dans un inextricable jeu de réflexions.